Rencontre avec Lena Peyrard
Les paysages naturels rencontrés par Lyse Fournier s’estompent dans l’esprit de l’artiste jusqu’à devenir une sensation, un motif qu’elle répète ensuite dans des œuvres révélant un monde fantasmé et poétique. Aux cieux argentés, à l’écume ou la brise que Lyse Fournier photographie puis fragmente et transforme, cette dernière les agrémente de références fortes à l’Histoire de l’art, tels que les drapés ou les pro ls sculptés de la Renaissance italienne. Ses œuvres apparaissent alors comme des passeurs entre la beauté de paysages capturés et la fragilité de la mémoire qui les polit pour en faire des Mnémosynes. https://lenapeyrard.com/UPSIDE-DOWN
Elise Girardot à propos de l’exposition Jet Stream chez Eponyme à Bordeaux
En cherchant à la ronde dans tous le vaste monde
Nous arpentons la galerie en frôlant des cercles énigmatiques. La lumière fait virevolter les reflets roses, violets, verts et jaunes, tantôt cuivrés, argentés ou fluorescents. Ils nous happent et nous appellent à franchir un univers, un espace parallèle. Quel est ce monde révélé par les formes arrondies ?
Lyse Fournier observe la lumière du sud-ouest à la tombée de la nuit. Elle y perçoit des éclairs, des assombrissements ; autant de revirements de situation propices au rêve et à la contemplation. Dans une marche lente et silencieuse, les nuages imperturbables se succèdent.
Tels des vaisseaux gorgés de vents et de pluies, leurs masses sont imposantes et légères tout à la fois.
L’artiste décline dans ses travaux des motifs prélevés (le pli, l’écume, la roche, le sel, l’eau) pour les transformer en un autre langage où la fiction apparaît. Lyse Fournier puise tour à tour dans le paysage et l’Histoire de l’art. Lors d’un voyage à Rome, elle s’imprègne des drapés de sculptures antiques. Ici, les surfaces merveilleuses semblent figées par de longues barres métalliques. Le nuage se déploie d’un objet à l’autre, le mouvement s’enclenche et la représentation devient matériau. Par effet de transparence, le traitement plastique révèle un rapport pictural à l’image. Souvent, nos ciels diffus déroulent des coulées de couleurs lourdes.
L’installation Jet Stream dessine une constellation, un alignement de planètes qui flottent et s’approfondissent. Les miroirs magiques nous hypnotisent. Ils évoquent tantôt un cadran solaire, tantôt une aurore boréale. Lyse Fournier nous remémore la Renaissance artistique italienne et le tondo, un profil sculpté ou peint sur un support de format rond ou à l’intérieur d’un disque. Nos silhouettes se réfléchissent et ponctuent les nuages, on imagine autour des cercles brillants un rituel divinatoire. Les miroirs seront-ils un jour doués de parole ? Quelles vérités invisibles nous dévoileront-ils ?
Élise Girardot, Critique d’art membre de l’AICA, 2020. https://www.elisegirardot.com/lyse-fournier
Digression autour de la série Îles de Lyse Fournier, par Julie D’oberset
De loin ce sont de petites tâches colorées, alignées sur le mur blanc.En s‘approchant une île nous apparaît, du moins ce qui semble être sa carte. Comme un territoire flottant dans l’immaculé. Puis le regard s’affine, scrute de plus belle. Un motif oriental affleure, celui de ces tapis venus d’ailleurs. Sur les lames de verre, l’œil se fait microscope, cherche maintenant le fil, l’unité textile. Territoire, motif, fil. Ou fil, motif, territoire. Et l’œil, perdu, s’interroge : où donc se trouvent ces petites îles aux accents exotiques?Lyse Fournier rejoint le corpus des cartographies d’artistes. Ses Îles deviennent les signes de territoires imaginaires, textiles et mythiques. Par ses détours numériques l’artiste dessine un territoire. La limitation des motifs est aléatoire. Mais cela devient un ici, et pas un ailleurs. Elle crée une île. Un territoire isolé au milieu de la transparence. Il n’y a rien autour.À nous d’interpréter ces cartes, d’imaginer contrées inexplorées, pays inconnus et mers étrangères. Faisons-nous oiseau et survolons le monde. Abandonnons notre vision perspective. Figurons-nous montagnes et vallées, golfes et ruisseaux. Indispensables nous devenons, dans la possibilité d’existence-même de ces cartes. L’espace cartographique étant espace a-centré, par notre position, nous faisons centre dans l’espace fictif, nous faisons corps avec le processus cartographique, comme poétique d’un « Vous êtes ici. ». Allégorie du paysage, la carte de géographie définit des conventions visuelles, à la fois lisible et visible, elle implique pour qui la regarde la connaissance d’un ensemble de codes, d’un langage, celui de la cartographie. Mais parfois l’artiste s’immisce. S’appropriant une tradition cartographique, qu’il manipule et écorche, qu’il interprète et détourne, il parvient à utiliser son motif et dérober son processus. De loin, présentées sur le mur blanc, ces petites tâches miment la représentation cartographique de plusieurs îles. Elles en usent les codes graphiques : aplats bigarrés, lignes sinueuses ou quadrillantes, contours irréguliers, échelle réduite…Mais l’artiste entrave notre processus classique d’interprétation, paralyse notre œil aguerri, et court-circuite notre machine à analyser. La série Iles de Lyse Fournier fait écho à l’Atlas de Wim Delvoye, véritable boutade cartographique, qui, loin de permettre un repérage, perd son observateur dans un monde déroutant où les repères ordinaires mutent en figures obscures.Devant ces îles subterfuges, nous nous sommes, délicieusement, perdus.Lyse anéantit la carte-même en tant qu’objet sémiotique et pose la question du processus interprétatif. Ses cartes deviennent « imaginaires », telles cartes de poètes, de rêveurs ou d’artistes, où toute utilité s’en voit niée, où toute référence à un espace existant devient fantôme.Des cartes qui clament la vérité de leurs mirages, qui scandent l’authenticité de leurs utopies, l’exactitude de leurs chimères.Si les cartes sont adoptées par les artistes, c’est principalement comme un moyen de représentation de l’espace, comme un processus de relevé spatial du monde. Ils portent généralement leur intérêt sur l’avantage dialectique de la carte et de son territoire référent. Sa nature allégorique les captive, et ils n’hésitent pas à exploiter son pouvoir suggestif, comme pont spontané vers une autre réalité, un univers parallèle. Les cartographies d’artistes sont dites imaginaires, attendu qu’elles perdent communément leurs fonctions premières d’orientation et de témoignage d’une réalité scientifique. Qu’elles soient utilisées comme motifs ou qu’elles œuvrent comme les cartes hypothétiques de Smithson, elles se défont volontiers de toute référence à des territoires réels. En ce qu’elles provoquent la disparition du référent, elles tendent vers le non-signe, en devenant conséquemment autoréférentielles. En écho, les cartes empreintes de Penone, où l’image topographique tend à égaler le territoire, où la représentation se confond avec le représenté. Là encore le signe incline à disparaitre, vacille, à la frontière du signifiant et de l’absurde.Les petites îles de Lyse opèrent leur dissolution cartographique, créant des cartes sans référent. Par le dispositif de l’œuvre, elles se détachent des murs, flottent dans l’espace d’exposition, voguent dans les limbes de notre imaginaire. Elles transmutent en compositions abstraites, comme un ensemble de lignes et d’aplats qui nous dépaysent et nous désorientent. Même le titre nous trompe. Nous nous attendons à voir ces îles.Mais ce ne sont pas les îles de nos expectatives. Cependant par le fait de les nommer « îles » elles en deviennent. « La carte présume l’existence de l’espace cartographié. Quand l’imaginaire devient carte, il investit donc une forme qui fait autorité, et qui impose, paradoxalement, la réalité de l’espace imaginé. »Ces îles imaginaires ne font référence à aucun territoire existant. Elles en créent un nouveau. Un mythique. Un territoire intime. Il faut s’approcher pour comprendre. Le corps s’approche du territoire. Saisit sa vérité. Ces petites tâches sur le mur blanc, ce sont des motifs textiles. En tant que photographies imprimées sur verre, elles deviennent les signes iconiques et indiciaires de tapis orientaux. Le motif des tapisseries émane d’un jeu savant entre fils de trame et fils de chaîne. Un espace coloré prend vie par l’entremêlement de petites unités linéaires. La reproduction photographique sur verre des arabesques textiles désolidarise les motifs de leur matérialité. Ils deviennent autonomes, leurs épaisseurs, transparence. Ils se désincarnent. Devenus fantômes textiles, surnaturels, ils sur-impriment le réel. Nous y voyons à travers. Par eux. Et cette dimension qui s’ouvre, cette échappée mythique, semble avoir pour origine l’utilisation de l’objet textile, de son motif, de son fil sous-jacent. Ainsi Lyse fait appel à nos mythes, ceux des ouvrages de dames, créateurs d’histoires.Son mythe à elle ce sont ces petites “Iles”, tapis flottant dans l’espace d’exposition, tapis volant de cet orient fantasmé.Et il faut remonter le fil. Jusqu’à son origine. Le fil textile, fil matière première de la tapisserie, fil créateur d’espace, fil conducteur d’un récit mythique. Pénélope, Hélène, Ariane : les trois héroïnes s’amusent de la construction mythique. Par le fil matière première textile, au fil du texte, elles créèrent des territoires, spatiaux et temporels.Pour Pénélope le fil fût territoire-temps. Reprenant incessamment son ouvrage dans l’espoir du retour d’Ulysse, ses fils se font et se défont, édifient un espace temporel qui la protège. Pour Hélène le fil fût territoire-espace. Par les fils qu’elle tisse, elle reproduit les scènes de la guerre de Troie. Le mythe est dédoublé et par cette mise en abîme le territoire à son tour devient double. Il se sur-imprime. L’héroïne, lors du duel entre Pâris et Ménélas, tisse une étoffe représentant la guerre dont elle est la cause. Pour Ariane enfin, le fil fût territoire-espace-temps. Son fil lui permettra en « rembobinant » de remonter le temps, de revenir en arrière et de trouver la sortie du labyrinthe. Mais il est aussi espace, car en se déroulant, il devient la « doublure » du labyrinthe. Le fil en est une image, comme une empreinte, en négatif.Pour nos trois héroïnes, le fil dédouble l’espace-temps du mythe, façonne un monde parallèle, en surimpression, comme une mise à distance du regard.Et les Îles de Lyse Fournier jouent ainsi. Aussi notre regard est mis à distance, le fil et l’objet textile créent un territoire parallèle, un monde mythique, intime. Pour reprendre les mots de Michel Serres, « Le tisserand, la fileuse, Pénélope ou autre, m’étaient jadis apparus comme les premiers géomètres, parce que leur art ou leur artisanat explore ou exploite l’espace par nœuds, voisinages et continuités, sans nulle intervention de la mesure, parce que leurs manipulations anticipent la topologie. »Une île, territoire circonscrit, tourné sur lui-même, qui par un processus de dissolution ne renvoie qu’à elle-même, mythe clos qui en lui-même s’étend par surimpression, par itérations. L’ornement enfle, le territoire se fait. Et cette présentation de verre qui n’est pas sans rappeler la lame du scientifique, appelle notre œil microscope pour assister à cette mitose immatérielle, où de l’Un originel découleront les territoires multiples. Lyse-Shérazade expose une histoire en devenir, ces petites îles semblent contenir tous les possibles. Nous voudrions qu’elles envahissent. Et que de leurs naissances infimes, se multiplient les espoirs de verre. 1.Julien Béziat La carte à l’œuvre : cartographie, imaginaire, création. Lille, reproduction des thèses. 2010 /2. Voir à ce propos le texte de Françoise Frontisi-Ducroux Ouvrages de dames Editions du Seuil 2009 /3. Pour reprendre une citation de Bertrand Prévost au sujet de l’ornement rocaille.